DOYSSAC ET SA LEGENDE ...

Par Bertrand de Boysson

LA LEGENDE. ET L'HISTOIRE

En ce cher et inoubliable Doyssac, vieux de quatre cents ans, rénové au siècle dernier, tout bouleversement de l'histoire eut, dit-on, son écho. Le dernier y fut mortel.

Le visiteur, après avoir découvert son chemin dans la région accidentée et boisée des environs de Belvès, se trouve en présence d'une habitation moderne, aux lignes classiques et sobres. Le passé apparaît aux alentours avec quelques vieilles pierres, des inscriptions, des tombes.

Ce passé nous est connu; il s'est poursuivi jusqu'à nos jours. Son souvenir cependant s'estompe. Les précieux ouvrages de Richard de Boysson et de son frère Jean (1) ne se retrouvent que dans quelques bibliothèques privilégiées. Les témoins des dernières années voient leurs rangs s'éclaircir ; les générations se dispersent.

L'heure est sans doute venue d'évoquer cette longue saga à l'intention des jeunes lecteurs de la "gazette". Elle commence en 1578 et s'achève un soir de 1944 par la fin tragique et déjà légendaire de Jehan et Marguerite de Boysson, derniers châtelains issus du fondateur de Doyssac.

 

LES VIVANT

Geoffroy l - Nul n'ignore l'épopée de Geoffroy de Vivant, célèbre capitaine huguenot. Aussi redoutable dans la guérilla qu'à la tête de la cavalerie légère à Coutras, il trouva la mort en 1592 au siège de Vil­landraut (2).

Ce rude guerrier ne cessa de combattre durant un quart de siè­cle. Il n'en songeait pas moins à sa descendance et à ses vieux jours. En 1578, il achète à sa suzeraine Marguerite de Lustrac, dame de Gavaudun, maréchale de St André, veuve de Geoffroy de Caumont, Seigneur de Castel­nau, abbé de Clairac, le fief de Doyssac avec sa justice. Lors de la courte paix du Fleix, il y fait construire un manoir protégé par des tours, fossés, ponts-levis. L'église de Doyssac et le prieuré de Babiot fournis­sent la pierre de taille. La cloche de la haute tour provient du couvent des Augustins de Domme ; elle sera restituée en 1681.

Au lendemain de Coutras, Geoffroy obtient pour son fils Jean I, grâce à l'appui du roi de Navarre, la main très sollicitée d'une jeune héritière, Catherine de la Duguie, dame du Bosc.

Jean l (1564-1641) se montre huguenot convaincu et tolérant, ainsi que ferme soutien du pouvoir royal. Après avoir combattu aux côtés de son père en Guyenne, il escorte Henri III au siège de Paris. Quelques années plus tard, il déjoue un complot tramé contre Henri IV par le Vicomte de Martel, un des derniers grands féodaux.

Vers la fin de sa vie, il perd deux de ses fils aux Pays Bas, au cours de la guerre contre la maison d'Espagne.

Ce puissant seigneur agrandit et renforce le château de son père, le meuble avec luxe et assure à sa descendance de brillants établissements.

" Il ne laissa du château de son père que la salle et les deux tours et la galerie qui est entre icelles. Il a fait les pavillons, le corps de logis, les allées en plateforme et tous les offices." (2)

Le mariage en 1617 de son fils Geoffroy II avec Jeanne de Pardaillan d'Armagnac, dame de Panjas , donnera lieu à de difficiles négociations. Il semble que les fortes personnalités de Jean et de sa belle fille ne se soient pas toujours accordées. Veuve dès 1626, Jeanne fixe sa résidence à Montpazier, d'où elle soutient activement les organisations protestantes. Elle décède vers 1685, âgée de plus de 91 ans. Son souvenir reste très présent dans la bastide, où l'on voit encore sa demeure.

Jean II, fils aîné de Geoffroy II meurt en 1643 à Rocroi, sans alliance. Le Château revient alors à son frère Geoffroy III.

Geoffroy III épouse en 1644 Jacqueline de Caumont la Force. Dès cette époque de profondes divergences religieuses apparaissent chez les Vivant.

Deux des filles de Geoffroy II et de Jeanne de Pardaillan deviennent catholiques par leur mariage. La plus jeune, Damaris (1627-1698) demeure très attachée à la religion protestante, ainsi que son époux Pons du Lion de Belcastel, Seigneur de Siorac.

Geoffroy III et Jacqueline de Caumont se convertissent au catholicisme en 1648. Ils font reconstruire l'église de Doyssac, assez malmenée, on l'a vu, au siècle précédent. Toutefois dans son testament de 1671, Geoffroy déclare mourir dans la religion de son enfance.

Leur fils Joseph Geoffroy, soutenu par son épouse Marguerite de Garrisson, issue d'une influente famille protestante de Montauban, restera à travers les persécutions, un ardent et irréductible calviniste.

L'Edit de Nantes autorisait le libre exercice du culte réformé dans les fiefs des seigneurs hauts justiciers. A Doyssac, les Vivant n'avaient cessé de se prévaloir de cette disposition; elle se heurte dé­sormais à l'intolérance croissante du pouvoir. Le sénéchal de Sarlat accumule enquêtes et procès.

En 1683 Joseph Geoffroy et Marguerite sont contraints de se réfugier à Paris, puis en Hollande. Autorisés à regagner la France en 1694, ils ne feront plus à Doyssac que de rares et brefs séjours.

Sans enfant, las d'une incessante oppression, Joseph Geoffroy émigre en Angleterre en 1715. Son épouse se retire à Montauban pour ten­ter de sauvegarder quelques biens.

Seule était demeurée à Doyssac, Jacqueline de Caumont, mère de Joseph Geoffroy. Elle décède en 1702 à l'âge de 88 ans dans la reli­gion catholique.

Le procès (1715-1745) - L'émigration de Joseph Geoffroy entraî­ne sa mort civile. Sa succession, avec les châteaux de Doyssac, du Bosc et de Panjas est mise sous séquestre. Elle est l'enjeu d'un procès entre Joseph de Vivant-Bagat, descendant d'un frère cadet de Geoffroy II et Ju­dith du Lion de Belcastel, fille de Damaris de Vivant et petite fille de Geoffroy II. Judith avait épousé Barthélemy de la Verrie, converti au ca­tholicisme au début du siècle.

 

LES LA VERRIE-VIVANT

Paul (1700-1751), fils de Barthélemy, obtient gain de cause en 1745. Il prend le nom de La Verrie-Vivant en vertu d'une disposition du jugement. Trente années de ruineuse procédure ont obéré sa fortune. La suc­cession de Joseph Geoffroy n'a pas été mieux traitée par le séquestre. Paul, puis sa veuve Jeanne de Vincens sont contraints de vendre le Bosc et Panjas. Ils habitent leur château de Siorac, plus confortable que Doyssac dont les bâtiments souffrent d'un long abandon.

Antoine (1742-1798) - Une large aisance revient avec le mariage en 1768 de leur fils Antoine avec Jeanne de Bouilhac de Bourzac, fille de Jean, fermier général de Louis xv. Quelques réparations permettent de séjourner à Doyssac. Le ménage, entouré de nombreux enfants, continue à résider à Siorac ; il se tient très au fait de l'activité politique et économique du pays.

C'est ainsi qu'Antoine et son beau-frère, Joseph de Coustins, Comte de Bourzoles investissent 400 000 f dans une Société Maritime Bordelaise ayant pour objet le transport et la commercialisation de bois du Nord (3). L'affaire prend bientôt un dimension nationale sous le nom de "Compagnie Patriotique pour l'Europe du Nord" : elle s'effondre à la Révolution.

Arrêté en 1793 comme père d'émigré, Antoine est interné à Beau­mont du Périgord, avec sa femme et ses filles Judith et Caroline. Libérés en décembre 1794, ils se retirent à Doyssac.

Le Château a été pendant leur captivité dépouillé de ses tours, grilles et remparts" sur ordre du représentant Roux-fazillac.

Antoine et Jeanne, mal remis de leurs épreuves, décèdent peu après, l'un en 1798, l'autre en 1800.

 

LES BOYSSON

Judith, leur fille, née à Doyssac le 16 mars 1778, épouse en 1801 à Rampoux, dans le Lot, Achille de Boysson (1778-1855).

Achille, qui militait dans un mouvement clandestin d'opposi­tion avait été arrêté, avec un autre suspect porteur de journaux sédi­tieux, à Montplaisant, non loin de Doyssac, en Fructidor AN VIII (4). Il sera libéré après le 18 Brumaire. C'est sans doute à cette époque que les jeunes gens se rencontrèrent.

Après un premier partage des biens des La Verrie en 1804, les époux reviennent à Doyssac et s'installent, tant bien que mal, dans des bâtiments vétustes et difficilement habitables. Ils se trouvent devant un dilemme : réparer et transformer, ou démolir et reconstruire.

C'est la deuxième solution, sans doute plus rationnelle et aussi plus conforme au goût du jour qui sera retenue. Les contemporains étaient las d'un environnement architectural qu'ils jugeaient archaïque et délabré. Quelques années plus tard, les Romantiques leur rendront le respect et le goût des vieilles pierres.

Les travaux débutent en 1818, après le partage définitif des biens des La Verrie, et le règlement de la succession de Bernard de Boysson, père d'Achille.

Les matériaux provenant de la démolition des tours et de la galerie sont employés à la construction du nouveau château, sur la plateforme. Disparaissent ensuite la salle et les bâtiments annexes, situés en contrebas à l'Est et à l'Ouest de la cour, puis en dernier lieu, le corps de logis qui fermait cette même cour au Nord.

Seuls subsisteront les pavillons et le chai.

Vers 1820; Judith et Achille peuvent enfin, s'intaller dans leur nouvelle résidence.

Leur fils Amédée, pour sa part, regrettera longtemps la vénérable demeure de son enfance.

La personnalité d'Amédée (1806-1886), le charme et l'autorité de son épouse Marie-Thérèse de Chaunac-Lanzac, leur magnifique famille rendent à Doyssac un rayonnement qui parvient encore jusqu'à nous.

Amédée, maire de Doyssac, fait reconstruire l'église du XVIIe siècle qui menaçait ruine.

La guerre de 1870 met fin à cette période heureuse. Cinq fils sont appelés sous les drapeaux, deux d'entre eux seront tués à l'ennemi.

A la mort d'Amédée, le domaine tombe dans l'indivision.

Henri (1845-1916), sixième fils d'Amédée, consent à abandon­ner sa carrière dans le Commissariat de la marine pour sauvegarder et prendre en charge la maison familiale.

Il avait épousé Jeanne d'Aubigny. Plusieurs de leurs enfants naquirent à Doyssac. Le nom de l'un d'entre eux, Xavier figure dans l'église, sur le monument aux morts de 1914-1918.

Jehan (1868-1944) - En 1908, Henri cède ses droits sur Doyssac à son neveu Jehan de Boysson, fils de son frère aîné Bernard.

Jehan, officier de cavalerie, avait épousé en 1894 Marguerite de Cruzy-Marcilhac. Après avoir fait brillamment la guerre de 1914-1918, Il termine sa carrière en 1928 au 20e Dragons à Limoges.

Ceux qui avaient servi sous ses ordres conserveront de lui un souvenir exceptionnel "...un chef ayant beaucoup d'allure, commandant avec autorité et décision, sachant, dans les circonstances les plus di­verses, dire toujours les mots appropriés, avec une éloquence réelle et sincèrement émouvante ... Il avait auprès de lui une femme dévouée qui joignait à la plus parfaite distinction la plus grande bonté." (5)

Dès son retour à la vie civile, l'ancien colonel est élu maire de Doyssac et se consacre pendant de longues années au service de ses administrés.

 

LE 27 MARS 1944

Après le désastre de 1940, Jehan considère, comme alors beau­coup de français, que le salut de la nation proviendra du Maréchal Pétain qui l'avait déjà sauvée en 1914. Il s'inscrit, à la Légion Française des Combattants. La Légion était un organisme d'entraide, purement civil, ayant vocation d'allégeance et d'assistance au Maréchal, chef de l'Etat.

Trois années passent. La guerre embrase la planète. En France, une partie croissante de l'opinion récuse la politique d'armistice. Des groupes armés très divers, opérant dans la clandestinité, engagent des actions contre l'occupant et aussi parfois contre ceux de leurs compatriotes qui soutiennent le Maréchal. Ils exigent des mairies des bons de ravitaillement et de faux actes d'état-civil; certains réquisitionnent chez l'habitant.

Essentiellement loyaliste, Jehan demeure totalement dévoué à son ancien chef et refuse les réquisitions illicites.

Le 15 janvier 1944, sur la tombe d'un légionnaire abattu pour ses convictions, il rend un vibrant hommage au disparu et stigmatise solennellement ses meurtriers. Son allocution a un grand retentissement.

Viennent alors des menaces, des mises en demeure de répondre aux réquisitions. Refus.

Nouvelles menaces explicites de mort.

Les enfants de Jehan s'alarment, lui suggèrent de quitter Doyssac, demandent une protection aux autorités. Nous connaissons sa réponse au préfet de Périgueux. (6)

"... A mon insu, mon fils a fait auprès de vous une démar­che tendant à obtenir une protection quelconque en ma faveur contre le terrorisme qui sévit dans la région boisée du Sud du Sarladais.

" Je m'en excuse, je n'ai besoin de rien. Je ne quitterai vivant ni ma commune, ni mon foyer, la première par devoir, le second parce que ma femme et moi vivons ici au milieu d'une population qui nous est attachée et que nous considérons comme une lâcheté, l'un et l'autre, à l'heure actuelle, de l'abandonner".

Le téléphone est coupé. Le drame ne tarde pas :

"  Le lundi 27 mars au soir, quatre hommes armés font irrup­tion dans le château. Ils enferment les domestiques, ainsi que le petit fils du Colonel, âgé de 18 ans. Le Colonel est sommé de faire visiter les chambres, puis est reconduit dans son bureau, où une brève discussion éclate. Quelques instants plus tard, le Colonel très pâle et sa femme, qui avait tenu à partager son sort, passent sans mot dire devant leurs serviteurs, encadrés par deux hommes armés. Ils s'enfoncent dans la pénombre de la nuit.

" Le lendemain, on trouva leurs corps criblés de balles, le Colonel près d'un arbre, Madame de Boysson non loin de lui, à genoux, tenant encore son chapelet entre ses doigts crispés".(5)

Jehan et Marguerite avaient célébré leurs noces d'or quelques jours auparavant.

 

REFERENCES :

(1) Richard de Boysson - l'invasion calviniste en Périgord, Bas Limousin et haut
  - Quercy (1921)
  - Doyssac (1929)
Jean de Boysson - Mémoires (1940)
 
(2) "Faits d'armes de Geoffroy de Vivant", publiés d'après le manuscrit original par Adolphe Magen (1887). Ce manuscrit est une oeuvre collective à laquelle Jean de Vivant, fils de Geoffroy prit, semble-t-il, une large part.
 

(3) Chaussinand-Naugaret - la Noblesse Française au XVIIIe siècle (1976)

 

(4) Archives du lot - 19 - An VIII . Achille et son camarade Desplats avaient été arrêtés chez"la citoyenne Vielcastel" à Vaizac, commune de Monplaisant, près de Belvès. Marguerite de Vielcastel, née du Boucher, avait 16 enfants. Son mari et cinq de ses fils se trouvaient en émigration.

 

(5) Bulletin de l'Amicale du 20e Dragons (Avril 1944)

 
(6) D'après un document communiqué par Madame Henri Charrié, fille du Colonel de Boysson.