Souvenirs du Second Empire

 

Une aventure de Bernard de Boysson

Par Bertrand de Boysson

 

Le Théâtre de Saumur est comble ce samedi 31 Janvier 1863. Une tournée parisienne représente « Le fils de Giboyer », la toute dernière pièce d'Emile Augier. Les civils, endimanchés, occupent le parterre, tandis que les brillants uniformes de l'Ecole Impériale de cavalerie dominent au balcon.

Dès les premières répliques, à caractère nettement politique, et dirigées en parti­culier contre l'écrivain catholique Louis Veuillot, la salle réagit. Des éléments du par­terre applaudissent à tout rompre. Des sifflets fusent d'un balcon où sont groupés de jeunes officiers-élèves. Tumulte. Le tapage devient tel que l'autorité militaire décide l'expulsion et la mise aux arrêts des jeunes officiers les plus turbulents. Leurs camarades protestent et s'en prennent à quelques civils vindicatifs qui auraient désigné du doigt les victimes de la répression.

L'effervescence est grande les jours suivants dans la petite ville. Des commen­taires malveillants d'une feuille locale irritent particulièrement les officiers-élèves: « Par leur attitude et leurs paroles malsonnantes ils avaient provoqué le parterre. Le parterre a dédaigné leurs insultes, etc. »

Les jeunes gens s'en vont trouver leur « major », le lieutenant de B., du 2e régiment de lanciers, et lui demandent d'exiger de l'auteur de l'article, Monsieur R., la publication d'une note rectificative.

Très apprécié de ses camarades, brillant causeur et orateur, B. avait été leur porte-parole en diverses circonstances. Il se montre, cette fois, réticent. Il n'a pas assisté à la représentation, il est donc mal placé pour évoquer l'incident. L'affaire lui paraît, d'autre part, relever de la Direction de l'Ecole.

Ses camarades insistent. B. n'aurait-il plus à cœur de les défendre alors qu'ils se trouvent calomniés et abandonnés ? Le parterre a applaudi, c'était son droit. Ils ont sifflé, c'était le leur. Les voici sanctionnés par leurs supérieurs, et de surcroît désignés à la vindicte publique.

Toujours généreux et dévoué, B. se laisse convaincre. Il s'en va au siège du journal trouver R. L'explication est orageuse. B. jette son gant à son interlocuteur. L'entretien se poursuit cependant. Il se termine sur une poignée de main, et la conclu­sion, « Restons-en-là ».

C'était finalement une issue raisonnable, à une époque où il était de pratique courante de régler ses affaires de presse sur le terrain.

 

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L'incident semblait clos. Mais voici que B. reçoit une lettre postée de Soissons le 12 Février. Elle émanait du frère de R., sergent-fourrier et maître d'armes au 46e de ligne.

«Vous avez jeté votre gant à mon frère. L'injure s'est émoussée sur le front de l'homme à qui vous l'avez adressée; elle rejaillit sur le mien et m'a profondément blessé. Donnez-moi les moyens de réparer cette offense. Vous êtes en droit de me refuser la grâce que je vous demande. Vous êtes officier, et moi je suis sergent. Aussi n'est-ce pas au soldat que je m'adresse, mais au gentilhomme, etc. »

Réponse de B., par retour du courrier : « Je viens de recevoir votre lettre, et me hâte de vous dire que je consens parfaitement à vous donner la satisfaction que vous demandez... Vous avez eu raison de penser qu'en vous adressant au gentil­homme, vous ne trouveriez pas la moindre hésitation au sujet de la différence de grade, et je vous en sais gré.

... «A cause précisément de l'expérience et du plus grand usage des choses que cette différence de grade a pu me donner, je crois devoir vous dire ceci... Je n'ai attaqué ni le nom ni la famille de Monsieur R., et je suis fâché d'avoir en cette circonstance à me battre avec un militaire. J'aurais bien mieux aimé trouver devant moi ceux qui ont incité Monsieur R. à rédiger cet article injurieux... Puisqu'il n'en est pas ainsi, je me tiendrai à votre disposition à Paris au début du mois prochain. Je pourrai alors m'absenter sans éveiller l'attention, etc. »

 

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La rumeur de cette rencontre parvient jusqu'au général commandant l’Ecole : « Monsieur, écrit-il à B., vous ne pouvez vous battre avec le frère de Monsieur R.; j'apprends à l'instant qu'il est sous-officier ». B. cherche cependant deux témoins. Tous ses camarades, sauf un, se récusent.

Il trouvera sans difficulté, pense-t-il, un second assistant à Paris, où il compte de nombreux amis. Même dérobade. Voici un passage d'une lettre du 28 Février de son excellent collèque d’Es : « Tu me mets dans une situation bien embarrassante vu la position de sous-officier de ton adversaire. Pourquoi ne sollicites-tu pas deux bour­geois qui pourraient t'assister sans le moindre inconvénient ? Comment se fait-il que parmi ces Messieurs de l'Ecole qui ont été les premiers insultés tu ne trouves pas de témoins, si ce n'est notre ami Georges ? En y réfléchissant, tu comprendras mon refus, etc. »

Un autre ami, le Lieutenant du T., accepte enfin de lui servir de deuxième témoin. Il fournira les épées.

Rendez-vous est pris pour le Dimanche 8 Mars à l'aube, au Bois de Boulogne. Quelques échanges, et voici que l'épée de B. heurte l'avant-bras de son adversaire. Arrêt du combat, pansement, réconciliation sur le terrain, retour rapide et discret à Saumur .

 

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  Epilogue: Amère victoire! De Doyssac (vous vous en doutiez), Amédée de Boysson adresse de tendres mais sévères observations à son fils. Il démonte implacablement, et non sans malice l'engrenage dans lequel le jeune officier s'est trouvé entraîné :

« Nous avons reçu ta lettre, mon cher Bernard, el je n'ai pas besoin de te dire la douloureuse impression que ta mère et moi en avons ressentie. Il est des circonstances, je le sais, tellement impérieuses qu'il ne nous reste qu'à nous incliner et à subir; dans ce cas, on recommande son âme à Dieu, et l'on fait son devoir, ou plutôt, ce que l'on croit en être un. Tu le vois, mon cher enfant, j'ai sur ce terrain la manche un peu large.

« Mais en revanche je n'admets pas qu'avec la dignité qui suit partout un honnête homme, on aille sans motif sérieux au-devant de ces hasards, et que l'on prenne, sans y être moralement obligé, une initiative qui peut devenir compro­mettante.

« J'avoue ne pas comprendre pourquoi, dès lors que tu n'étais pas au théâtre, tu allais seul, et de ta simple initiative demander raison d'un article relatif à cette représentation. Je ne m'explique pas non plus comment alors que vous aviez à demander réparation à un journaliste, vous vous laissiez entraîner en dehors de la boutique et du personnel de la rédaction. Ces Messieurs ont déjà d'assez douces prérogatives, sans leur laisser prendre celle d'avoir à côté d'eux un spadassin patenté prêt à tuer celui que le pamphlétaire aura barbouillé de son encre. »

Enfin, une conclusion d'inspiration toute chrétienne à ce message que Bernard devait pieusement conserver :

« Que cette expérience te serve. Soit plus prudent à l'avenir. Nous sommes appelés à rencontrer sur notre route bien d'infamies. Détournons la tête et n'allons pas nous faire le redresseur de toutes les hontes... En un mot, mon bon ami, apportons le plus de douceur possible dans nos relations d'homme à homme. »

Nous retrouverons Bernard de Boysson et quelques-uns de ses frères dans les dernières années du Second Empire au cours d'épisodes douloureux et parfois dramatiques de la guerre de 1870.

Rendez-vous est pris, pour le dimanche 8 mars à l'aube, au Bois de Boulogne...

(Dessin de Bertrand de Chaunac Lanzac)